
allen’s hell
une fantasmagorie rimbaldienne
création 2020, avec le soutien de la Biennale des Ailleurs et des Semelles
« Je vais éveiller tous les mystères: mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories. »
– Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, « Nuit de l’enfer »
Note d’intention, par Laurent Prost-Deschryver
Le point de départ de ce travail est une anecdote savoureuse : en 1982, le grand poète américain Allen Ginsberg, de passage à Charleville-Mézières, demande à dormir une nuit dans la chambre d’enfance d’Arthur. Au milieu de la nuit, il est frappé de stupeur : il voit, dans le téléviseur en face de lui, le visage de Rimbaud lui apparaître – avant de se rendre compte qu’il ne s’agissait que du reflet de son propre visage.
Cette anecdote a orienté, dès l’origine, ce projet sur la question du spectre. Car le théâtre est par excellence le lieu d’apparition des êtres de l’outre-monde – ainsi que l’énonce par exemple Jean Genet : « Quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux. » Plutôt que de travailler sur l’incarnation impossible du Moi d’Arthur Rimbaud, nous souhaitons évoquer et invoquer ses présences-absences spectrales, dans une dispersion et dissémination fidèles à la formule « Je est un autre ».
A rebours de l’opinion familière centrée sur la visibilité ou figurabilité du spectre, nous posons que la spectralité est d’abord et avant tout une question sonore : c’est par la voix que le spectre s’annonce. Ainsi de l’opéra de Kajia Saahiaro Only the sounds remains, qui met en scène deux pièces de théâtre Noh de Zeami, tout entier structuré autour de la persistance de la voix du spectre après son apparition visible. Avec l’acteur et compositeur Tristan Lacaze, nous avons donc entamé une recherche de fond sur la question du son au théâtre, dans le sillage de Carmelo Bene, en s’appuyant sur divers dispositifs technologiques : logiciels de séquençage, analyseurs de spectres acoustiques, radio pirate, micros, traitement électronique de la voix en temps réel, etc.
On peut traiter le spectre sérieusement – comme c’est le cas dans le théâtre Noh, ou chez des metteurs en scène comme Claude Régy -, ou par la médiation d’une perspective carnavalesque. En effet, les histoires de fantômes et d’apparitions ont toujours connu une grande place dans les réjouissances populaires, et ce notamment à l’époque des grandes fêtes foraines que le cinéma a remplacées. C’est dans un tel contexte forain que le « physicien-aéronaute » Robertson présenta à la fin du XVIIIe siècle sa fabuleuse invention, précurseur du cinéma, et qu’il nomma « fantasmagorie » : l’art de faire parler les fantômes en public. Comme nombre de ses collègues, Robertson tenait à la fois du scientifique, du bricoleur et du charlatan.
C’est dans cette double direction d’une fantasmagorie expérimentale, technique et foraine, que notre recherche s’est orientée – rejoignant ainsi certaines intuitions de Meyerhold sur le balagan (baraque de foire) qui lui servit de modèle pour réinventer un théâtre populaire d’avant-garde.
Cette dimension fantasmagorique et foraine est centrale dans le texte halluciné de Rimbaud – ainsi dans « Nuit de l’enfer » : « Je vais dévoiler tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories. / Écoutez !… / J’ai tous les talents ! – Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un : je ne voudrais pas répandre mon trésor. – Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau? Veut-on ? Je ferai de l’or, des remèdes. »
